Édito
décembre 2025 -

L’évaluation la joue-t-elle open ?

Par Lucile Veissier , TheMetaNews, pour EPRIST

Quand vient l’heure de l’évaluation, les chercheur·ses restent tiraillé·es entre h-index et ouverture des publications. Tour d’horizon des politiques institutionnelles mais aussi des pratiques en commission.

Pour cette enquête, TheMetaNews et l’EPRIST ont mené un sondage auprès des membres de comités d’évaluation. Retrouvez la synthèse des résultats en version PDF. La majorité des citations sont tirées de deux journées organisées sur ce thème : l’une par l’EPRIST le 3 octobre 2025, l’autre par l’Académie des sciences le 18 novembre 2025.

Enfermés depuis maintenant plusieurs heures, une vingtaine de chercheuses et chercheurs débattent, n’arrivant à se mettre d’accord sur les candidat·es à sélectionner pour les quatre postes ouverts cette année. « X était quand même plus éloquente à l’oral », « le projet de Y est beaucoup plus porteur… », « Z a tout de même un h-index de 30 ! » Le mot est lâché, symbole d’une évaluation basée sur des indicateurs chiffrés. Une évaluation supposée être d’un autre temps à l’heure de la science ouverte. Les institutions académiques incitent aujourd’hui à prendre en compte la qualité et la portée des recherches et non la quantité de publications ou de citations. Mais qu’en est-il en pratique ? Un ange passe dans la salle où le jury s’est réuni, puis les discussions reprennent comme si de rien n’était. Le candidat Z sera finalement sélectionné… Si cette scène est le fruit de notre imagination, elle pourrait toujours avoir lieu en 2025.

« Adopter des pratiques vertueuses et faire de la “belle science” sont deux choses différentes »

Emmanuelle Jannès-Ober, Inrae

Mieux avant ? Mais tout d’abord, revenons sur la science ouverte. Il y a bien longtemps, les chercheurs consultaient les résultats de leurs collègues dans des revues papier qu’ils recevaient chaque mois. Puis le numérique est arrivé : les publications ont migré sur les sites des éditeurs, leur accès est dorénavant restreint par des paywalls. Que les travaux financés sur deniers publics restent cadenassés, monétisés par des éditeurs scientifiques ? Absurde pour certains, sachant que le web offrait la possibilité d’un accès illimité et par tous. Ainsi est apparu dès les années 1990 – arXiv date de 1991 – le mouvement de la science ouverte. D’abord défendu par une poignée d’activistes, il a réussi à convaincre les institutions : aujourd’hui, plus de six publications sur dix sont en accès ouvert. Mais comment aller au-delà ? Et surtout comment éviter aux chercheurs de se sentir tiraillés entre deux injonctions contradictoires : d’un côté satisfaire les exigences en matière de science ouverte de son établissement et de ses financeurs, de l’autre publier dans des revues prestigieuses pour progresser dans leur carrière. Réformer l’évaluation n’est pas une mince affaire.

Compostelle. L’évaluation dans le contexte de la science ouverte était justement l’objet d’une journée organisée par l’Eprist, l’association des responsables d’information scientifique et technique dans les organismes de recherche, le 3 octobre 2025 – nous y étions. « Publier en accès ouvert, oui, mais pour certains le facteur d’impact des revues reste important. Sur quoi baser l’évaluation – des institutions, des carrières, des projets – alors que dans les comités nous sommes tous pris par le temps ? » témoignait en introduction Michel Pohl, directeur du Département de la science ouverte (DSO) à l’Inserm et lui-même chercheur. Laurence El Khouri, directrice adjointe de la Direction des données ouvertes de la recherche (DDOR) au CNRS, présentait la feuille de route de l’organisme, qui sera sous peu mise à jour. Alors qu’en 2019 avait été annoncé le transfert automatique des publications déposées sur HAL – et seulement celles déposées sur HAL, ce qui n’avait pas manqué de faire réagir – dans les dossiers de suivi de carrière des chercheur·ses, la prochaine étape verra l’inclusion d’autres types de productions – données, logiciels, etc. Comparant le défi avec celui du changement climatique, Laurence El Khouri affirmait : « l’évaluation doit prendre un tournant (…) C’est à nous d’aller avec notre bâton de pèlerin voir les présidents de section ». 

« Durant 30 ans, on a beaucoup recruté de profils “compétiteurs”, il nous manque aujourd’hui des chercheurs plus collaborateurs »

Pierre Alliez, Inria

Chacun, fait, fait, fait… « À Inrae, nous donnons des consignes aux présidents de commissions scientifiques spécialisées [l’équivalent des sections au CNRS, NDLR] mais nous ne savons pas si elles sont appliquées », témoignait Emmanuelle Jannès-Ober, directrice adjointe de la DipSO (Direction pour la science ouverte). Elle rappelle au passage qu’évaluer à l’aune de la science ouverte ne signifie pas évaluer le respect de ses principes : « Adopter des pratiques vertueuses et faire de la “belle science” sont deux choses différentes ». D’ailleurs, les chercheur-ses tiennent à pouvoir choisir là où ils publient, accès ouvert ou non. Question de liberté académique ? La réponse ne fait pas l’unanimité mais, dans tous les cas, l’incitation apparaît comme la meilleure stratégie à adopter pour les établissements – relire notre analyse sur Nantes Université qui voulait obliger ses chercheurs à publier dans des revues open

Top of the pops. D’autant que l’évaluation quantitative, basée sur le volume des publications et le nombre de citations, semble avoir fait quelques dégâts : « Durant 30 ans, on a beaucoup recruté de profils “compétiteurs”, il nous manque aujourd’hui des chercheurs plus collaborateurs », analysait ce même 3 octobre dernier Pierre Alliez, président de la commission d’évaluation d’Inria. Un constat partagé par Marion Cipriano, directrice du Département évaluation de l’Inserm : « Nous avons besoin de diversité pour faire fonctionner les collectifs. » Mais face à la multiplication des évaluations – la dernière en date étant celle pour les primes dites Ripec 3, nous vous en parlions –, c’est aujourd’hui 2800 dossiers qui sont examinés chaque année par les sept CSS de l’Inserm – qui comprend 2000 chercheurs. « Entre fatigue et manque de temps, comment classer des profils très différents ? », interrogeait la représentante de l’Inserm qui a, comme la plupart des autres organismes, signé la déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche (DORA).

Le CV narratif

Passé dans les usages de nombreux organismes et agences de financement, le CV narratif est apparu comme une solution pour se débarrasser des indicateurs chiffrés. De quoi s’agit-il ? Au lieu d’une liste à la Prévert de toutes les publications du candidat, l’ANR demande une sélection de cinq publications commentées, le CNRS et l’ERC un maximum de dix productions. Avec la possibilité de mentionner des éléments de contexte – parcours différents, interruptions de carrière ou autres – pouvant « impacter la productivité » à la baisse, expliquait Maria Leptin le 18 novembre 2025 à Paris. Au CNRS, cinq faits marquants doivent également être décrits et une auto-évaluation a été instaurée dans les dossiers de carrière : 40 points à répartir en fonction du temps consacré à cinq facettes du métier de chercheur : recherche, encadrement, tâches collectives, transfert de connaissance… « Chacune est valorisée », affirmait, taux de réussite à l’appui, Martina Knoop, directrice de la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (MITI), ce même jour à l’Académie des sciences.

Quali quali. Évaluation des chercheurs, évaluation des projets, même combat ? Signataire de DORA en 2018 puis de CoARA en 2022 (voir encadré sur l’international), l’Agence nationale de la recherche (ANR) « promeut une évaluation qualitative des propositions de projets, la reconnaissance de tous les produits de la recherche, la non prise en compte du facteur d’impact et du h-index », explique Zoé Ancion, responsable du pôle science ouverte. Comme dans beaucoup d’autres institutions, le CV demandé intègre des parties narratives (voir encadré). « Le mouvement en faveur de la science ouverte participe à la qualité de la science », affirme Zoé Ancion. Se plaçant en « relais des politiques déjà déployées dans les établissements », l’agence demande ainsi aux chercheurs qu’elle finance de déposer leurs publications en accès ouvert et en licence CC-BY – nous vous en parlions. Avec un détail d’importance : « Les auteurs sont libres de publier dans la revue de leur choix, les dépenses liées aux APC [article processing charges, NDLR] dans des revues ouvertes sont éligibles au paiement via les financements ANR, mais pas celles des revues hybrides [accessibles sur abonnement mais qui proposent aux auteurs de payer pour un accès ouvert à leur article, NDLR] ».

Incitation douce. Le tout dans une démarche d’adhésion : « Les publications déposées dans HAL apparaissent automatiquement dans l’espace projet et dans les rapports. L’objectif de l’ANR est de simplifier le processus pour les chercheurs », explique Zoé Ancion. Il en va de même pour le Plan de gestion des données, demandé pour tout projet financé et qui peut être construit à l’aide de l’outil DMP OPIDoR facilitant le transfert vers les services de l’ANR, avec la recommandation d’en déposer la version finale sur HAL, tout comme les logiciels via Software Heritage – nous vous le présentions en outil dans ce numéro. Pour aller plus loin, les pistes évoquées comprennent la possibilité pour les candidats de mettre en avant dans leur CV des prépublications ou des publications dans d’autres langues que l’anglais. Par ailleurs, l’agence souhaite sensibiliser davantage toutes les parties prenantes de l’évaluation des projets sur la science ouverte grâce à des modules en ligne et poursuivre l’organisation de retours d’expérience en fin de processus. « L’ensemble de ces dispositions seront présentées dans le prochain plan d’action CoARA de l’ANR, qui sera publié en début d’année », précise Zoé Ancion. Enfin, l’ANR a également des appels dédiés à la science ouverte et à son impact sur les pratiques de recherche. 

« Montrer une vidéo de sensibilisation juste avant que le jury ne commence sa sélection a fait ses preuves »

Maria Leptin, ERC

Faux jumeaux ? La formation des évaluateurs, l’European research council (ERC) y semble également très sensible. Lors d’un événement organisé par l’Académie des sciences le 18 novembre 2025, la présidente de l’ERC Maria Leptin a listé tous les biais auxquels nous sommes tous soumis, reviewer ou non. « Cela peut être aussi trivial qu’une date de naissance en commun (…) Et le biais de confirmation [on privilégie les informations qui confortent nos opinions, NDLR] reste le pire dans les comités », donnait-elle en exemple. Heureusement, les solutions existent : « Montrer une vidéo de sensibilisation juste avant que le jury ne commence sa sélection a fait ses preuves. » Il serait en effet possible de surmonter ses biais si on n’y prête attention… « mais pas quand on est fatigué, stressé ou qu’on a faim… Les échanges juste avant le déjeuner sont généralement bien plus rudes », précisait la présidente de l’ERC. L’agence européenne a fait évoluer son processus de sélection, comprenant aujourd’hui CV narratif (voir encadré).


Et à l’international ?

Si le mouvement est bien enclenché en France, il n’est pas en reste à l’international. Lancé par DORA, Reformscape recense des documents d’évaluation responsable d’institutions partout dans le monde, avec un moteur de recherche. À l’échelle européenne, les institutions et agences de financement tentent de se coordonner via ScienceEurope et la Coalition for advancing research assessment (CoARA). L’ANR affirme y être très active, et le Conseil national des universités (CNU) réfléchit à s’en rapprocher. 

Si le mouvement est bien enclenché en France, il n’est pas en reste à l’international. Lancé par DORA, Reformscape recense des documents d’évaluation responsable d’institutions partout dans le monde, avec un moteur de recherche. À l’échelle européenne, les institutions et agences de financement tentent de se coordonner via ScienceEurope et la Coalition for advancing research assessment (CoARA). L’ANR affirme y être très active, et le Conseil national des universités (CNU) réfléchit à s’en rapprocher. 

Mauvaises habitudes. Mais dans la pratique, comment évaluent les chercheuses et chercheurs ? TheMetaNews et l’Eprist ont diffusé un questionnaire à destination des membres des comités (dont revoici les résultats), commissions, sections des différents organismes de recherche et du Conseil national des universités (CNU), avec au total environ 120 réponses. « L’évaluation au prisme de la science ouverte est-elle un sujet familier et maîtrisé par tous les membres ? » Seulement 55% des répondants ont estimé que « oui » et moins d’un tiers dit avoir été formé – 45% parmi les présidents de comité. Pire, le recours au h-index ou à d’autres indicateurs quantitatifs semble une habitude encore bien ancrée chez certains évaluateurs. La pratique reste peu commune en sciences humaines mais aussi en sciences exactes où neuf répondants sur dix déclarent ne l’utiliser que “parfois” voire “jamais”. En revanche plus d’un tiers des sciences du vivant admettent y avoir recours “souvent” voire “tout le temps”. 

«  Le contenu de l’article est plus important que la revue dans laquelle il est publié »

Patrick Couvreur, Académie des sciences

Mise à l’index ? En plus d’aller à l’encontre de la science ouverte, le h-index, né de l’imagination très rationnelle d’un chercheur en physique – Jorge Hirsch, nous l’avions interviewé – fait l’objet de nombreuses critiques sur sa pertinence : « Le h-index ne dit pas tout : entre un chercheur avec trois publications dont une incroyable qui atteint 100 citations [donc un h-index de maximum 3, NDLR] et un autre chercheur avec 20 articles ayant chacun 20 citations [et donc un h-index de 20, NDLR], lequel préfère-t-on ? », demande Annaïg Mahé, spécialiste des indicateurs – relire notre interview. La question se discute, en effet. Le sociologue des sciences Yves Gingras appelle quant à lui régulièrement à en finir avec le h-index, donnant cette exemple assez parlant : Albert Einstein dépasse à peine 50, alors que celui de Didier Raoult dépasse les 100. Faut-il alors chercher à remplacer le h-index ? Que nenni. « Dès que l’on impose un indicateur, il devient un objectif en soi ; c’est l’effet Cobra », expliquait Martina Knoop du CNRS le 18 novembre dernier. Un terme qui vient de l’époque coloniale en Inde : les Britanniques  voulant se débarrasser des cobras, ils ont promis des primes à qui rapporterait un cadavre de cet animal. Résultat : les locaux se sont lancés dans l’élevage de cobras. 

Dans la nuance. « Il ne faut pas être psychorigide », a répété plusieurs fois Patrick Couvreur, académicien et professeur émérite en pharmacie à l’université Paris-Saclay, en présentant le rapport sur l’évaluation dans le contexte de la science ouverte publié en mars 2025 par l’Académie des sciences. Celui-ci recommande une priorité à l’évaluation qualitative : « Le contenu de l’article est plus important que la revue dans laquelle il est publié », rapportait l’académien. Mais aussi de réduire la bureaucratie et d’augmenter les moyens matériels et humains. Publié par DORA en mai 2024, un guide sur l’utilisation des indicateurs quantitatifs tente d’apporter de la nuance et décrit les limites de chacun d’entre eux. Avec une recommandation pour celles et ceux qui les utilisent : être clair, transparent et juste. Car la situation semble pire à l’international, si l’on en croit le sondage mené par Springer Nature à l’été 2024 auprès de plus de 6000 chercheurs à travers le monde : 55% d’entre eux estimaient que l’évaluation de leur travail était basée tout ou partie sur des métriques. 

«  J’ai choisi de participer à l’évaluation de mes pairs justement pour (…) veiller aux biais »

Un·e répondant·e à notre enquête 

Y a plus qu’à ? Malgré les politiques mises en place en France, reste-t-il des freins ? Plus de 70% des répondant·es à notre sondage TMN/Eprist jugent que oui. Parmi les plus cités : le manque de temps. « [L’évaluation selon les principes de la science ouverte est] une très belle chose mais difficile à mettre en œuvre », commente un·e des répondant·es en sciences sociales. Les habitudes et réflexes viennent en second. « Étant une pratique assez récente, elle n’a pas fait partie des habitudes des plus anciens », témoigne un·e enseignant·e-chercheur·e en sciences exactes. Sont également cités le manque d’expertise scientifique sur certains sujets précis, l’absence de consignes/définitions claires, ainsi que le besoin de connaissances voire de formations sur la science ouverte. « Je ne comprends pas cette notion de science ouverte. », commente un·e répondant·e en sciences humaines. 

Poids du passé. Peu d’opposition de principe donc… « Mais ces évaluations sont réalisées par des chercheurs qui ont brillé dans un système qui évaluait sur des critères quantitatifs, il y a peu d’espoir que ces mêmes chercheurs changent le système qui les a mis en valeur ! », fait remarquer un·e chercheur·se en sciences du vivant. De l’enthousiasme pour ce nouveau paradigme d’évaluation ressort tout de même de notre sondage : « J’ai choisi de participer à l’évaluation de mes pairs justement pour aider à la mettre en application et de veiller aux biais. Même si nous n’y sommes pas pour tout, nous avons fait beaucoup de progrès. »

Cet article est publié en partenariat avec TheMetaNews, le journal de la recherche, sous licence CC-BY 4.0 (voir les conditions).

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L’invasion des profanateurs de revue

par Lucile Veissier , TheMetaNews, pour EPRIST Des revues dévoyées par d’obscurs éditeurs qui leur font adopter des pratiques prédatrices ? Le phénomène existe depuis quelques années mais commence tout juste à être documenté. L’achat et la revente de revues scientifiques deviendrait-il un business juteux ? Depuis quelques années, certains éditeurs en chef croulent sous les emails d’obscures sociétés basées aux quatre coins du monde, de Singapour au Royaume-Uni en passant par l’Inde, proposant le rachat de leur revue. Les montants proposés ? De 75 000 à 500 000 dollars, du moins d’après les sources connues. De guerre lasse, certaines revues mettent en ligne les offres qu’elles reçoivent. Depuis décembre 2021, le Macedonian Journal of Chemistry and Chemical Engineering a ainsi rendu publiques sur leur site plus de vingt propositions de rachat avec en avant-propos : « Nous ne sommes pas intéressés ». Plus récemment, en novembre 2024, l’éditeur du Journal of Artificial Societies and Social Simulation Flaminio Squazzoni recevait une offre à six chiffres. Au rythme actuel, il faudrait huit à dix ans pour rentabiliser un tel investissement : « Vous savez ce qu’ils vont faire…  », écrivait-il sur X. En effet, une fois rachetées, ces revues perdent progressivement toute légitimité, adoptant des pratiques parfois carrément prédatrices. Un phénomène qui semble prendre de l’importance, aux dépens des chercheurs et de la science.  « Tout un pan de la littérature a disparu de la surface de la Terre » Ophélie Fraisier-Vannier, Université de Toulouse Archéologie, science de l’éducation, psycho… toutes les disciplines sont touchées. Si certains éditeurs en chef résistent, d’autres acceptent en toute discrétion, informant parfois le comité éditorial au détour d’une note. Cela a été le cas de la revue Tobacco Regulatory Science, rachetée une première fois en 2019 pour être revendue deux ans plus tard à JCF Corp – basé à Singapour et qui se présente comme leader dans le conseil aux petites et moyennes entreprises du secteur de l’édition – puis à une société malaisienne. La chercheuse et éditrice associée de la revue Cristine Delnevo, méfiante après le second rachat, a démissionné. Comme elle en témoignait en 2021, elle ne savait même plus à qui appartenait la revue : aucune information claire ni sur le site, ni en interne ne l’indiquait – la communication avec le nouvel éditeur en chef était inexistante. Le tout accompagné d’un chambardement complet de la gestion éditoriale : alors que des auteurs restaient sans nouvelles des manuscrits qu’ils avaient soumis, le nombre de papiers explosait, publiant en deux mois le volume de  deux ou trois ans auparavant. Pire, des articles sans lien avec le tabac sont apparus dans les nouveaux numéros et les frais de publication ont été multipliés par deux.  Pulsus Group, JCF Corp, Open Access Text Limited, Codon Publications ou Science Research Society… Les noms de ces fameuses entreprises vous sont probablement inconnus, et pourtant celles-ci transforment radicalement les revues sur lesquelles elles font main basse. Leur objectif ? Profiter de leur légitimité dans le monde de l’édition scientifique, c’est-à-dire leur référencement par Web of Science et Scopus – ces grandes bases de données dont nous vous parlions – et leur facteur d’impact associé. Calculé sur la base des citations que reçoivent l’ensemble des articles qui y sont publiés, celui-ci est en effet un indicateur de sa réputation, et donc de son attractivité. Nature possède par exemple un impact factor de 50, mais ceux de beaucoup de revues tournent entre 1 et 5. Les plus confidentielles ne sont pas toujours répertoriées dans le Journal Citation Reports publié chaque année par Clarivate, l’entreprise détenant Web of Science. Voici donc la nouvelle technique des éditeurs prédateurs : en acheter une toute faite. Bien plus simple et rapide que la création d’une revue from scratch suivi du long travail pour la faire apparaître dans les bases de données bibliométriques…  « Nous avons réalisé que plusieurs maisons d’éditions agissaient de la même manière, et qu’elles étaient probablement contrôlées par les mêmes personnes » Alberto Martín-Martín, Université de Grenade Mais pour quoi faire ? En 2022, deux revues espagnoles en sciences de l’information – Comunicar et Profesional de la información – ont été vendues à une même maison d’édition nommée Oxbridge Publishing House Ltd. « Cela paraissait étrange et nous avons décidé de regarder de plus près », explique Alberto Martín-Martín, auteur avec son collègue de l’université de Grenade Emilio Delgado d’un preprint déposé sur Zenodo en janvier 2025 examinant les pratiques de cette société au nom étrange – un mélange entre Oxford et Cambridge. L’entreprise est domiciliée en Angleterre et à la même adresse, les chercheurs découvrent trois autres maisons d’édition qui tentent également d’acquérir des revues bien établies. « Nous avons réalisé que plusieurs maisons d’édition agissaient de la même manière, et qu’elles étaient probablement contrôlées par les mêmes personnes ». Ce qui les a inspirés pour filer la métaphore avec le film Invasion of the Body Snatchers – L’Invasion des profanateurs de sépultures en français – dont les amateurs de science-fiction se rappelleront peut-être. Frais de publications, thématiques, origines géographiques des auteurs… Les deux chercheurs en sciences de l’information ont analysé plus de 36 revues originellement détenues par de petites maisons d’édition, voire des particuliers, dans des pays aussi divers que l’Espagne, le Royaume-Uni, les États-Unis, la Turquie ou l’Inde. Et après rachat, la transformation est flagrante : alors que les article processing charges (APC) demandés aux auteurs sont introduits ou augmentent, les digital object identifier (DOI) – assurant l’identification unique et pérenne d’une publication disparaissent. En parallèle, les chercheurs espagnols voient apparaître des articles absolument hors sujet – de l’informatique dans une revue sur la langue kurde, par exemple – en provenance de pays comme l’Arabie saoudite ou l’Asie, auparavant peu représentés dans ces revues parfois peu internationales. « Des signaux forts », estime Alberto Martín-Martín. Mais ils ne se sont pas arrêtés là. « En sciences de l’information et de la communication, nous avons perdu deux des trois revues hispaniques » Alberto Martín-Martín Dans un second preprint déposé en avril 2025 sur Zenodo, Alberto Martín-Martín et Emilio Delgado ont présenté l’analyse bibliométrique de 55 revues soupçonnées d’avoir mal tourné après leur rachat par Oxbridge et consorts – la liste initiale des 36 précédentes s’en trouve rallongée. Les graphiques représentant les connexions entre revues, parfois thématiquement éloignées, en termes de citations d’une revue à l’autre et d’auteurs publiant concomitamment dans plusieurs revues sont sans appel : 9 sur 10 n’existaient pas avant les rachats. Pour les chercheurs espagnols, c’est la démonstration de pratiques coordonnées entre des revues qui n’avaient a priori rien en commun, sauf aujourd’hui d’appartenir à un même réseau. Voilà qui rappelle les agissements presque mafieux des paper mills. En décrédibilisant ces revues auparavant perçues comme légitimes, la dissémination de papiers de piètre qualité pénalise également les chercheurs du domaine : « En sciences de l’information et de la communication, nous avons perdu deux des trois revues hispaniques. Nous n’avons plus beaucoup d’options pour publier », se désole Alberto Martín-Martín. Les revues francophones ne semblent pas épargnées par le phénomène. Récemment, le journal de l’Inserm Médecine Science aurait été la cible de ces tentatives de rachat. En 2019, la Revue d’intelligence artificielle (RIA) était vendue par les éditions Lavoisier à l’entreprise International information and engineering technology association (IIETA), domiciliée au Canada mais suspectée d’être aux mains de la diaspora chinoise. L’ancien éditeur en chef et directeur de recherches au CNRS Yves Demazeau alertait alors dans un communiqué : « Le comité de rédaction démissionnaire émet de fortes réserves sur la qualité scientifique du nouvel éditeur IIETA, dont le premier nouveau numéro de RIA est publié de manière opaque, en dehors de tout standard scientifique. » Plusieurs articles avaient en effet été publiés sans l’aval des éditeurs. Même sort pour Ingénierie des Systèmes d’Information, dont Guillaume Cabanac – relire son portrait – était membre du comité éditorial. Il témoignait dans les colonnes de L’Express de l’introduction de frais de publication de 600 dollars et d’une multiplication par trois du volume d’articles. Au total, au moins sept revues sont passées des mains de Lavoisier à IIETA depuis 2018. Le détective toulousain ne pouvait pas en rester là : avec sa collègue Ophélie Fraisier-Vannier, ils ont commencé à les passer au crible. Non encore publiés, les résultats qu’ils nous ont communiqués dessinent de claires tendances. « Toute la communauté de ces journaux a changé du jour au lendemain » Ophélie Fraisier-Vannier Publiant auparavant uniquement en français des articles d’auteurs en majorité affiliés à des institutions françaises, les sept revues publient aujourd’hui en anglais – malgré leur nom qui restent, eux, bien français (voir la liste en encadré). Nouveau top 3 des nouveaux pays de provenance des auteurs : l’Inde, la Chine et l’Irak, et de très loin. « Toute la communauté de ces revues a changé du jour au lendemain », analyse Ophélie Fraisier-Vannier, maîtresse de conférences à l’Université de Toulouse. Alors que sur les sept revues, le volume de publication avait déjà doublé un an après le rachat, Traitement du signal a été la plus impactée avec une multiplication par dix du nombre d’articles publiés entre 2018 et 2024. C’est aussi la revue qui réclame les frais de publication les plus élevés : 900 dollars par article, contre aux alentours de 500 pour les autres. Mais le plus problématique reste l’impossibilité d’accéder aux articles publiés avant le rachat sur le site de la nouvelle maison d’édition : « Tout un pan de la littérature a disparu de la surface de la Terre », alerte la chercheuse en informatique. D’après leurs analyses, il en manquerait près de 3000, datant d’avant 2018. L’accès pérenne aux articles publiés, notamment graĉe au Digital Object Identifier (DOI), est pourtant l’une des missions premières des maisons d’édition.  Quelles solutions face à ce nouveau fléau ? Les chercheurs espagnols Alberto Martín-Martín et Emilio Delgado recommandent que les bases de données bibliographiques mettent en place des protocoles pour détecter les revues “dévoyées” et puissent agir en conséquence. « Si très vite après leur rachat, les revues n’apparaissent plus dans les bases et n’ont plus de facteur d’impact, elles n’arriveront plus à attirer des auteurs et le business ne fonctionnera plus », explique Alberto Martín-Martín. Suite à leur preprint paru en janvier alertant sur 36 revues, Web of Science a rapidement retiré les 6 dernières qui y étaient encore indexées – 11 revues avaient déjà été retirées, les autres n’y avaient jamais figuré. En revanche, toutes apparaissaient dans Scopus qui, d’après leur dernière liste mise à jour en août 2025, n’en marquait que neuf comme “interrompues par Scopus”. Contacté par nos soins, son propriétaire Elsevier nous a affirmé avoir pris la mesure du problème : « Après une enquête approfondie, nous avons décidé de cesser de publier dans Scopus tous les titres dont la publication par Oxbridge Publishing House est clairement prouvée. Tous ces titres ont désormais été retirés de la liste. » Sans donner la liste desdites revues. Mais plus tôt ces rachats seront détectés, plus la lutte sera efficace. Les chercheurs espagnols sont donc en train de mener une investigation à une plus grande échelle. Tout en rappelant que le rachat de revue et la présence d’APC n’est pas toujours le signe d’une activité frauduleuse : « S’il y a une vraie gestion éditoriale et une relecture par les pairs, c’est OK. » « Si la proposition de rachat tombe au moment d’un départ à la retraite ou d’une passation, il peut être difficile de résister » Alberto Martín-Martín Les institutions ont évidemment également un rôle à jouer, notamment en arrêtant d’évaluer en se basant sur l’impact factor des revues – beaucoup ont déjà pris position dans ce sens, en signant notamment la déclaration de San Francisco mais dans la pratique les choses évoluent parfois bien plus lentement. Le soutien institutionnels aux revues pourraient également s’avérer crucial, alors que certains éditeurs en chef tiennent leur revue à bout de bras : « Si la proposition de rachat tombe au moment d’un départ à la retraite ou d’une passation, il peut être difficile de résister », détaille Alberto Martín-Martín. Enfin, une partie de la responsabilité repose sur les épaules des chercheurs eux-mêmes, notamment ceux présents dans les comités éditoriaux : « Elles et ils ont le devoir d’être attentifs et transparents, comme certains l’ont très bien fait », estime le chercheur espagnol.  En France aussi… Sept revues au nom francophone – mais publiant aujourd’hui en anglais – s’affichent dans le portfolio de la maison International information and engineering technology association (IIETA). Elles auraient toutes été revendues par les éditions Lavoisier autour de 2018 :  – Annales de Chimie – Science des Matériaux (ACSM) – Ingénierie des Systèmes d’Information (ISI) – Instrumentation Mesure Métrologie (IMM) – Journal Européen des Systèmes Automatisés (JESA) – Revue d’Intelligence Artificielle (RIA) – Revue des Composites et des Matériaux Avancés (RCMA) – Traitement du Signal (TS) Parmi elles, toutes présentent des frais de publications (entre 250 et 900 dollars), trois – TS, ACSM et RCMA – apparaissent dans Web of Science avec des impacts facteurs autour de 1 et cinq des sept revues étaient listées par Scopus en août 2025. Ce dernier mentionnent TS et RIA comme étant des « titres abandonnés par Scopus en raison de problèmes de qualité ». Cet article est publié sur le site d’EPRIST sous licence CC-BY 4.0

EDITEUR

Quand les éditeurs vous suivent à la trace

par Lucile Veissier, TheMetaNews, pour EPRISTQuand il s’agit de récolter vos données personnelles, les pratiques des éditeurs varient beaucoup. Les bibliothécaires veillent au grain. « Si c’est gratuit, c’est vous le produit ! » Le phénomène est aujourd’hui bien connu : la plupart des outils numériques que nous utilisons quotidiennement – navigateur web, moteur de recherche, boîte mail, réseaux sociaux… – récoltent nos données pour les vendre et/ou proposer de la publicité ciblée. Que les éditeurs scientifiques, dont l’accès est payé par les institutions ou via les frais de publication, puissent faire de même, serait-il possible ? En effet, ces derniers ont accès à un nombre grandissant d’informations sur leurs usagers (chercheurs ou personnels des bibliothèques/services de documentation) : Qui consulte quelle publication, quand et depuis où ? Qui review ou soumet tel article ?… Avec l’incitation de plus en plus pressante (et parfois bien pratique) de créer un compte utilisateur sur les plateformes des éditeurs, regroupant ainsi toutes ses données. Des données qui valent aujourd’hui bien plus que de l’or. « Les bibliothèques doivent être conscientes du fait que les grands acteurs de ce domaine pistent leurs usagers »Une étude de janvier 2024La révélation avait fait l’effet d’un petit électrochoc en janvier 2022 : Jonny Saunders, neuroscientifique à l’université d’Oregon, découvrait l’existence de marqueurs uniques dans les métadonnées des versions PDF des publications scientifiques, permettant de tracer qui, où et quand un utilisateur avait téléchargé l’article – il en parlait sur Twitter. Accusé de surveiller les chercheurs, Elsevier se défendait quelques jours plus tard dans les colonnes de Motherboard : c’est la librairie pirate SciHub et la mise à disposition du monde entier sans “paywall” des publications qu’ils entendaient contrer. Aucune donnée sur les chercheurs n’était collectée. Une réponse qui n’a pas totalement convaincue Jonny Saunders et qui a éveillé la méfiance d’une bonne partie de la communauté. D’autres techniques existent en effet pour pister les usagers : cookies, adresses IP, empreintes digitales d’appareils… Sensibilisés sur ces questions, les bibliothécaires allemands avaient dès 2021 Elsevier dans le radar : RELX, maison mère d’Elsevier, n’a en effet jamais caché son activité de courtier en données. Une activité basée sur la vente de données personnelles qui génère bien plus de revenus que l’activité d’édition : filiale de RELX, LexisNexis a notamment signé des contrats avec l’agence états-unienne de police douanière et de contrôle des frontières pour plus de 172 millions de dollars. Voilà qui a créé un précédent dans le monde académique : « les grands éditeurs ont mis un nouveau costume de super-vilains », écrivait le sociologue au CNRS Didier Torny sur son blog en 2022. Pour ce spécialiste des questions d’édition scientifique, par ailleurs très engagé dans le mouvement de la science ouverte, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase : « Les grosses maisons d’édition profitaient déjà gratuitement de notre travail, notamment en tant que reviewer, maintenant elles font en plus des bénéfices sur notre dos », nous confiait-il récemment. « Alors que les bibliothécaires jouaient un rôle d’intermédiaire, les gros éditeurs ont maintenant construit des liens directs avec les chercheurs, possèdent leurs données (…) et peuvent les solliciter directement (…) »Didier Torny, sociologueEn France, au sein du consortium Couperin qui regroupe les personnels des bibliothèques (pour les universités) et des centres de documentation (pour les organismes de recherche), quelques membres s’emparent du sujet. Marie Nikichine de l’Université de Montpellier Paul-Valéry et Thomas Porquet, ingénieur d’études au sein du consortium, publient un décryptage en janvier 2024 (disponible sur HAL) intitulé : Pistage et profilage des usagers par les grands éditeurs scientifiques : quels nouveaux enjeux pour les bibliothèques ? Se fondant sur les travaux de leurs collègues allemands, ils y mettent en avant de graves menaces sur la protection de la vie privée des chercheurs ayant recours aux ressources documentaires négociées au sein du consortium : « Les bibliothèques doivent donc être conscientes du fait que les grands acteurs de ce domaine pistent leurs usagers de la même manière que les plateformes de vente en ligne, les sites d’information et les réseaux sociaux. » Il faut dire qu’une transformation en profondeur s’est opérée depuis l’arrivée du numérique dans le monde de l’édition scientifique. Lors d’un colloque organisé par Couperin en mars 2025, Didier Torny analysait le phénomène : avant, les utilisateurs se rendaient à la bibliothèque pour consulter, et éventuellement emprunter, des livres physiques. Aujourd’hui, les bibliothèques achètent l’accès à des ressources en ligne, voire des bouquets de centaines de revues, que les chercheurs vont directement consulter sur les sites des éditeurs. « Alors que les bibliothécaires jouaient un rôle d’intermédiaire, les gros éditeurs ont maintenant construit des liens directs avec les chercheurs, possèdent leurs données (coordonnées, domaines d’expertise…) et peuvent les solliciter directement (formations, proposition d’évaluation…). » « Le RGPD est une chance car il donne un cadre »Marie Nikichine, consortium Couperin Et les conséquences n’ont pas tardé. La dite note de Couperin décrit ainsi un changement d’orientation stratégique chez les maisons d’édition, avec la volonté de monétiser des flux de données (comme d’ailleurs plein d’acteurs du web). Sans parler des opérations de rachat menant à une concentration des acteurs de l’édition : un oligopole domine le marché mondial de l’édition scientifique – dont Elsevier, Wiley et Springer Nature, relire notre analyse sur l’action en justice intentée par des chercheurs états-uniens à leur encontre. Un joyeux mélange des genres entre activités éditoriales et surveillance des chercheurs ? Les implications restent encore floues. Dans cette masse de données, les chercheurs sont-ils surveillés individuellement ? « Est-ce complotiste ou parano de l’imaginer ? » s’interroge Didier Torny. Une chose est sûre : « On ne peut plus envisager les éditeurs comme il y a 15 ou 20 ans », alerte Marie Nikichine, également docteure en histoire. Que faire ? Première étape pour les bibliothécaires : informer et former à ces sujets, et en premier lieu leurs collègues qui négocient ou signent les contrats avec les éditeurs. Ces détails qui n’en sont pas vraiment figurent souvent dans les petits caractères de la section « politiques de confidentialité » ou dans un document carrément à côté du contrat. « Une expertise particulière est nécessaire », témoigne Marie Nikichine, à la tête du pôle logiciel au sein de Couperin. Mais les utilisateurs, en première ligne, doivent également se saisir du sujet. Une des actions possibles (voir l’encadré pour les autres) : demander aux éditeurs les données stockées vous concernant : date et lieu de connexion, type de recherche effectuée sur leur site, publications consultées ou manuscrit reviewés. Les éditeurs sont tenus de vous les fournir. « Le RGPD [Règlement général sur la protection des données établi au niveau européen, NDLR] est une chance car il donne un cadre », estime Marie Nikichine. « Il n’existe pas à l’heure actuelle d’étude académique sur les habitudes de recherche bibliographique des chercheurs »Didier Torny, sociologueDemander aux éditeurs ses données personnelles, Didier Torny l’a fait – il le présentait lors du Printemps Couperin en mars dernier. Le 18 février 2025, il a, non sans quelques difficultés, envoyé ses requêtes à quatre maisons d’édition : Elsevier, Springer Nature, Wiley et Taylor & Francis. Les deux dernières n’ont pas – ou presque – donné suite. La surprise est venue de Springer Nature. Un certain Tim lui a répondu en substance qu’il devait contacter les revues une par une et centraliser les données à lui fournir. « Si chaque chercheur se met à demander ses données personnelles, le pauvre Tim va être submergé », plaisantait Didier Torny. Elsevier, en revanche, a réagi promptement et lui a envoyé un fichier prêt à être utilisé dans une base de données. Ironie de l’histoire : c’est la maison d’édition épinglée pour ses pratiques en termes de confidentialité qui répond le plus vite aux exigences du RGPD… La solution, selon le sociologue ? Côté chercheurs, boycotter les grosses maisons d’édition. Côté éditeur, mettre en place des plateformes ouvertes où aucun identifiant n’est nécessaire. Voici pour l’option radicale. Une version réformiste consisterait à mettre en place des clauses de contrat et une architecture technique afin que les données, anonymisées, restent aux mains des bibliothèques. Une démarche potentiellement fructueuse également au niveau scientifique  : « Il n’existe pas à l’heure actuelle d’étude académique sur les habitudes de recherche bibliographique des chercheurs, tout simplement car les données sont privées », regrette le chercheur. Didier Torny prend comme exemple le moteur de recherche Matilda, développé par ses soins comme une alternative ouverte à Google Scholar. Une question centrale a guidé le projet : offrir des services aux utilisateurs sans les identifier ni les tracer. « Les négociations commerciales sont importantes mais les clauses juridiques, notamment sur les données d’usage, le sont tout autant »Christine Weil-Miko (CNRS)Les bibliothécaires commencent à mettre le sujet sur la table lors des négociations avec les maisons d’édition. Dans sa lettre de cadrage, le consortium Couperin affiche ainsi ses exigences : les fournisseurs doivent s’engager à respecter la législation, dont le RGPD, ainsi que les recommandations de la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés). La licence type proposée par Couperin restreint quant à elle le transfert des données à caractère personnel à des sous-traitants présentant les mêmes garanties. Couperin recommande même d’aller plus loin : que les fournisseurs de contenus ou de services désactivent « tous les systèmes de collecte, d’analyse, de profilage et d’agrégation de données présents (…) à des fins de profilage ». À l’exception bien entendu des statistiques d’usages dont les bibliothèques ont besoin pour juger de la pertinence d’un abonnement. Et en pratique ? Les négociations avec Elsevier entamées début 2024 ont débouché en avril sur la signature d’un accord national de lecture et publication de quatre ans pour la modique somme de 33 millions d’euros – nous vous en parlions. Pour Christine Weil-Miko (CNRS) qui a mené les discussions avec Elsevier et d’autres éditeurs, « les négociations commerciales sont importantes mais les clauses juridiques, notamment sur les données d’usage, le sont tout autant. » L’objectif étant de protéger les utilisateurs, pas toujours conscients des enjeux. Arrivant à la table des négociations avec une équipe juridique conséquente, Elsevier semblait en revanche bien au fait du cadre légal. Si la maison d’édition était prête à donner des garanties, elle n’était pas forcément disposée à aller plus loin que ce que la loi l’oblige à faire (les termes du contrat sont accessibles ici). Marie Nikichine est réaliste : « la question des données d’usage n’empêche actuellement pas les établissements de signer les contrats, l’asymétrie dans les rapports de force est trop grande. » Mais la mention du respect du RGPD représente déjà une avancée en tant que telle, sur la voie des plus grandes victoires obtenues par les bibliothécaires allemands ou néerlandais. « Chaque négociation permet d’obtenir des avancées progressives dans le domaine de la protection des données des utilisateurs »Marie Nikichine, Couperin Un groupe de travail “Pistage” existe désormais au sein du consortium Couperin afin d’outiller les négociateurs, expliquait Marie Nikichine lors du printemps Couperin. Leur est notamment mis à disposition un questionnaire à faire remplir aux éditeurs comportant une dizaine de questions : la mise en place d’une politique de RGPD conforme, l’existence d’une bannière claire pour informer les utilisateurs et recueillir leur consentement sur les cookies, la liste des partenaires qui auront accès aux données… Trois axes sont au programme de leur prochaine feuille de route : identifier précisément les mécanismes de pistage à l’oeuvre sur certaines plateformes francophones, évaluer le degré de protection prévu dans les contrats en vigueur et enfin comprendre pourquoi ces enjeux de vie privée restent encore méconnus des chercheurs et passent encore trop souvent au second plan dans les négociations. Marie Nikichine reste optimiste : « Chaque négociation permet d’obtenir des avancées progressives dans le domaine de la protection des données des utilisateurs. »Chercheurs, que pouvez-vous faire ? Voici quelques conseils pour les chercheurs, concoctés par l’institution de recherche allemande Forschungszentrum Jülich (qui au passage détaille les clauses de ses contrats avec Elsevier, Wiley et Springer Nature) :– choisir une licence CC-BY pour ses productions scientifiques– cliquer sur le bouton « seulement les cookies essentiels » quand des bannières apparaissent sur les sites des éditeurs– lire les règlements des éditeurs (ce n’est pas la partie la plus fun, on vous l’accorde)– demander aux éditeurs quelles informations stockent-ils sur vous (voir l’exemple plus haut de Didier Torny)– éventuellement porter plainte si leurs pratiques ne sont pas en conformité avec le RGPD Cet article est publié sur le site d’EPRIST sous licence CC-BY 4.0

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Soutien au mouvement « Stand Up for Science »

L’Association des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires(ADBU), le consortium Couperin et EPRIST s’associent à leurs homologues américains,dont ils partagent les inquiétudes et dont ils soutiennent l’engagement et les actionspour préserver l’accès à l’information, maintenir la diffusion des savoirs et accompagnerle développement de la science au service de la démocratie et des citoyennes et citoyens-> Lire le communiqué

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